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Notes de lecture des “Clés pour le procès”
by Patrick Gillard Monday, Mar. 01, 2004 at 7:41 AM
patrickgillard@skynet.be

En marge du procès Dutroux, Nihoul et consorts... DE LA THÈSE DE LA PÉDO-CRIMINALITÉ ORGANISÉE A CELLE DU PERVERS ISOLÉ. Notes de lecture des “Clés pour le procès”.

Tandis qu’il s’ouvre à Arlon ce lundi 1/3/2004, le spectaculaire “procès du siècle” est déjà médiatisé à outrance en Belgique, depuis plus d’un mois. Privilégiant le sensationnel et l’anecdotique au débat et à la réflexion, le battage médiatique, qui accompagne les préliminaires à l’ouverture du procès Dutroux, Nihoul et consorts, occulte l’existence même d’une intéressante littérature sur l’affaire et autour de celle-ci. Parmi les ouvrages de réflexion disponibles en librairies, retenons celui tout récent de l’Observatoire citoyen qui, comme son titre l’indique, livre les «Clés pour le procès» (1). A la fois «Aide-mémoire et réflexions citoyennes», fruit d’une collaboration pluraliste et pluridisciplinaire, ce petit livre collectif «entend [aussi], (...), ouvrir le champ de la réflexion citoyenne par la présentation de quelques textes d’analyse critique sur l’affaire elle-même ou sur son environnement sociétal».

Face à la difficulté de synthétiser correctement un ouvrage pluriel au champ réflexif assez étendu (2), les présentes notes de lecture privilégieront donc l’examen d’une des «Clés pour le procès», à savoir la réduction d’une affaire de pédo-criminalité organisée à un fait divers au retentissement exceptionnel, mais n’impliquant plus qu’un pervers isolé et quelques complices. Comment en est-on arrivé là ?

Petit rappel historique. La mise à l’instruction le 10/8/1996 du dossier des enlèvements d’enfants par le procureur du Roi à Neufchâteau, Michel Bourlet, représente un moment capital dans le dénouement de l’affaire. (3) Trois jours plus tard, le juge d’instruction chestrolais, Jean-Marc Connerotte, procède à l’arrestation de trois suspects de longue date : Dutroux, Martin et Lelièvre. (4) Leur capture conduit non seulement à la libération de Sabine Dardenne et de Laetitia Delhez, le 15/8, mais aussi à la découverte des corps de Julie Lejeune et Mélissa Russo, le 17/8, et de ceux d’An Marchal et Eefje Lambrecks, le 3/9/1996. Outre le drame vécu par les parents et les proches des jeunes victimes, «ces événements créent dans l’opinion une profonde émotion à laquelle contribue le type de médiatisation dont ils font l’objet» (5).

Resté tristement célèbre sous le nom d’arrêt “Spaghetti” (6), le dessaisissement de l’instruction de l’enquête, par décision de la Cour de cassation du 14/10/1996, à l’égard du juge Connerotte, «entraîne des réactions sous forme d’arrêts de travail dans plusieurs entreprises et de manifestations dans plusieurs villes» (5) du pays. «La révolte gronde pendant cette semaine “folle” d’octobre 1996. Des travailleurs de l’usine VW [de Forest] débraient et foncent vers le Palais de Justice de Bruxelles. D’autres, du secteur privé et du secteur public, descendent aussi dans la rue spontanément. Des palais de justice sont arrosés par des sapeurs-pompiers...», tandis que des lycéens jettent «des spaghettis sur la police». Ce dessaisissement constitue aussi «un des facteurs de la réussite de la “marche blanche” qui a lieu à Bruxelles le 20 octobre 1996 à l’initiative des parents des enfants assassinés ou disparus et qui rassemble dans le calme et sans slogans plus de 300 000 manifestants venus de toutes les régions du pays» (5). Avec cette Marche blanche, la révolte citoyenne atteint son point paroxystique dans la sérénité ; «La Belgique connaît une situation pré-insurrectionnelle» titrait pourtant “Le Monde” à la veille du grand rassemblement. Mais la révolution n’aura pas lieu. N’empêche que «cette mobilisation-là a fait peur (...) au pouvoir, à tous les niveaux de pouvoirs : au pouvoir judiciaire, au pouvoir de la gendarmerie, au pouvoir politique, au pouvoir économique, à l’État et à sa clé de voûte - la monarchie». Il faut dire qu’en quelques semaines, «un fait divers [était] devenu une affaire d’État». Comment les différents pouvoirs sont-ils parvenus à réduire cette “affaire d’État” à celle qui sera jugée à Arlon ?

1°) En organisant «en catastrophe», «deux jours avant la grande marche du 20 octobre 1996 (...) la première table ronde avec les parents au palais royal. Une occasion pour le Roi de lancer un appel à la dignité» (7). La requête royale sera entendue puisqu’«on sait que la Marche se déroula dans un climat déterminé mais serein» (7). Quant à l’appréciation de la médiation du Roi, les avis divergent : «le Palais s’active, ou “récupère” l’événement, c’est selon» (7).

2°) Par la mise «sur pied [d’une] Commission d’enquête parlementaire [aux pouvoirs très limités, dont les travaux, qui portent] “sur la manière dont l’enquête (...) a été menée dans l’affaire Dutroux-Nihoul et consorts”», commencent dès octobre 1996. (8) Son «résultat est (...) contradictoire : les débats ont permis aux gens de voir comment les choses se passent dans les coulisses de l’État, mais, en même temps, c’était une tentative de récupération».

3°) Par la création le 31/3/1998 de “Child Focus”, le Centre Européen pour Enfants Disparus et Sexuellement Exploités, une louable initiative du papa de Julie, Jean-Denis Lejeune.

4°) Par le saucissonnage répété du dossier de l’enquête - une «technique d’étouffement des affaires» bien connue. D’abord en mai 1998, lorsque la procureur générale de Liège décide de répartir le dossier de l’affaire dans plusieurs arrondissements judiciaires. Ensuite en octobre 2001, quand «la Chambre des mises en accusation de Liège ordonne au juge d’instruction Langlois de terminer son dossier [- celui qui fera l’objet du procès à Arlon -] tout en poursuivant une [hypothétique] “instruction bis”». Selon ce découpage scandaleux, «les traces de sang ou de sperme (...) [représentant au total 26 ADN différents non identifiés faute de recherches] retrouvées mêlées à l’ADN des petites victimes, [n’ont] rien à voir avec les victimes, ni avec leurs bourreaux connus», puisque ces éléments décisifs seront inutilisables dans le cadre du procès arlonais.

5°) Par la lenteur de l’instruction menée par le juge Langlois, et son corollaire, le fait que le jugement de quatre accusés commence près de huit ans après les tragiques événements de l’été 1996. Un interminable délai qui ne favorise pas la cause des parents et des enfants victimes. (9) Une énorme perte de temps que les médias belges de masse, finissant toujours par se ranger du côté de l’ordre établi (10), mettront à profit pour négocier un «Grand Tournant», «que l’on peut dater assez précisément [d’une] émission “Au nom de la Loi” de septembre 1997».

L’application de chaque mesure et décision susmentionnées, ainsi que la combinaison progressive de celles-ci, permettront aux autorités belges d’endiguer rapidement la révolte citoyenne, qui menaçait en octobre 1996, tout en réduisant en même temps une gênante affaire de pédo-criminalité organisée à un fait divers outrageusement médiatisé, mais n’impliquant plus qu’un pervers isolé et deux ou trois complices.

Le rejet de la thèse du réseau pédo-criminel dans une prétendue “instruction bis” et les multiples dysfonctionnements, mensonges, protections et autres erreurs volontaires ou non, qui ont freiné et perturbé le bon déroulement de l’enquête, justifient l’absence de certains parents d’enfants assassinés à Arlon. Qu’ils n’aient plus confiance dans la Justice et a fortiori dans la mascarade judiciaire qui se prépare dans le chef lieu de la province de Luxembourg, n’a rien d’étonnant. Ce dangereux manque de confiance dans l’appareil judiciaire belge doit d’ailleurs être un sentiment assez généralisé au sein de la population. Face à cette impression, deux attitudes sont possibles : la résignation ou le combat. C’est cette seconde position qu’ont choisie les membres de «l’équipe pluraliste de l’Observatoire citoyen [qui] refuse[nt] que triomphent le fatalisme, la défiance systématique vis-à-vis de nos institutions, voire de la démocratie, le repli et le sentiment d’abandon». Est-ce à dire que ses représentants se font les chantres du réformisme judiciaire ou autre ? Pas du tout. Le travail de réflexion , de critique et de dénonciation qu’ils nous livrent et nous promettent contribue, au contraire, au changement de mentalité nécessaire avant toute révolution.

Patrick Gillard, historien
Bruxelles, le 29 février 2004

Notes

(1) OBSERVATOIRE CITOYEN, «Clés pour le procès Dutroux - Nihoul - Martin - Lelièvre. Aide-mémoire et réflexions citoyennes», Bruxelles, Observatoire citoyen asbl et Couleur livres asbl, 2004, 104 p. Sauf indication contraire, les citations sont tirées de cet ouvrage.

(2) A côté des textes abordant l’un ou l’autre aspect de l’affaire des disparitions d’enfants, les «Clés pour le procès» offrent aussi une série d’études plus générales très intéressantes. Le procureur du Roi honoraire Guy PONCELET précise non seulement les notions d’auteur, de co-auteur et de complice, mais balise aussi «les chemins de la procédure pénale». Le psychiatre infanto-juvénile, professeur ordinaire à la faculté de médecine de l’UCL, Jean-Yves HAYEZ, étudie les dangers que représente l’évocation de «l’abus sexuel sur [des] mineurs d’âge». L’ex-parlementaire indépendant Vincent DECROLY et l’avocat Victor HISSEL plaident, dans un texte commun, «pour de véritables droits de la défense des victimes». Enfin, la contribution intitulée, «Le Grand Tournant des médias belges», d’Anne-Marie ROVIELLO, chargée de cours en philosophie à l’ULB, dépasse utilement aussi le cadre strict de l’affaire en question.

(3) Rappel de la chronologie des principaux enlèvements : 24/06/95 : Julie et Mélissa ; 23/08/95 : An et Eefje ; 28/05/96 : Sabine ; 09/08/96 : Laetitia.

(4) «Il est [cependant] clair que depuis le 9 août 1995 en tout cas, ..., Dutroux était considéré comme suspect de l’enlèvement de Julie et Mélissa». Nihoul sera arrêté un peu plus tard.

(5) Xavier MABILLE, «La Belgique depuis la Seconde guerre mondiale», Bruxelles, CRISP, 2003, p. 250-255. Par les informations qu’ils publient à cette époque, les médias à grand tirage alimentent régulièrement la profonde émotion ressentie par la population. «Morceau choisi dans “Le Soir” du 22 août 1996 (...) : (...) Sur plusieurs cassettes déjà visionnées, on voit (sans le moindre doute) Marc Dutroux se livrant à des abjections sur de nombreuses jeunes filles. Dutroux est, sur ces images, parfois accompagné d’un ou deux autres adultes que les enquêteurs pensent avoir identifiés, mais sans certitude». (Alain GUILLAUME, «Les cassettes vidéo commencent à livrer leurs secrets», dans «Le Soir», jeudi 22/8/96, p. 13).

(6) Les avocats de certains accusés reprochaient au juge Connerotte d’avoir failli à son devoir d’impartialité en participant à un dîner de l’ “Association Marc et Corinne”, organisé en l’honneur de la libération de Sabine et Laetitia.

(7) Christian LAPORTE, «Le Roi dans un rôle de médiateur», dans «Le Soir», mercredi 18/2/04, p. 4.

(8) Tenue légalement de «limiter ses recherches à l’existence d’indices, sans pouvoir rechercher les faits constitutifs de manquements déontologiques intentionnels ou d’infractions à la loi pénale», la Commission fera connaître les fruits de son travail dans deux rapports successifs, peu utilisés.

(9) Avec le «renvoi en correctionnelle de Carine Russo par la Chambre du conseil de Liège (pour avoir dénoncé des manipulations de l’enquêteur Demoulin dans le dossier)», «la présomption d’innocence des bourreaux se retourne [même] en présomption de culpabilité des victimes».

(10) Geoffrey GEUENS, «Tous pouvoirs confondus. Etat, Capital et Médias à l’ère de la mondialisation», Anvers, EPO, 2003, p. 249.